Nous habitions chez ma grand-mère dans un appartement une chambre au carrefour de trois communes à la frontière de Bruxelles et du Brabant flamand.
En face de chez nous, il y avait le café nommé « la limite », l’antre de mon père où chaque jour il retrouvait ses amis de comptoir.
Notre appartement était au deuxième étage d’un petit immeuble qui abritait au rez-de-chaussée un salon de coiffure pour dames âgées et une boulangerie.
Tous les matins, quand je descendais la cage d’escalier en marbre moucheté noir et blanc , pour aller à l’école, je sentais le parfum envoûtant des petits pains au chocolat.
Notre logis n’était pas petit même s’il ne comptait qu’une seule chambre dans laquelle je dormais avec ma grand-mère.
Ses fenêtres donnaient sur la terrasse qui surplombait le parking d’un supermarché.
Le soir on entendait les amis de mon père monter dans leurs voitures après une journée de beuverie et de jeux de cartes.
Mon lit à côté du sien, chaque nuit, ma grand-mère me tenait la main pour m’endormir.
Mon père, quant à lui, dormait dans un divan-lit dans le salon au bout du couloir.
Je me souviens du papier peint à fleurs qui devait dater des années 70, jauni par la nicotine.
De ces fauteuils de velours vert, de la télévision toujours allumée, du vieux vaisselier en chêne de ma grand-mère, de la table à manger.
Accrochés au mur, les vieux tableaux de son dernier amant.
Le nuage de fumée de cigarette qui stagnait dans cette pièce comme l’épais brouillard d’un matin d’automne.
Dans ce salon, il y avait un coffre énorme en bois, sur lequel était encore peint le nom du mari de la voisine mort à la guerre.
L’intérieur était recouvert d’un papier d’emballage cadeau rouge.
Il était ma caverne d’Ali Baba.
Dedans, je retrouvais tous mes jouets.
La collection complète des Martine, toutes mes Barbies avec le studio dépliable bleu, sa voiture fuchsia qui faisait radio, sa baignoire rose qui faisait des bulles, tous les habits colorés, les accessoires, mes poupées bébés et leurs vêtements.

À l’époque, j’étais une petite fille calme qui jouait dans un coin du salon, plongée dans mon monde pendant que ma grand-mère fumait en buvant sa Maes devant les émissions et les séries télé.
Je me suis longtemps considérée comme une enfant gâtée, privilégiée d’avoir autant de jouets.
Je nous vois encore, ma grand-mère et moi, revenir du magasin, déballer les poupées pour cacher les emballages au fond de la poubelle de la cuisine afin que mon père ne sache pas qu’elle m’eût encore acheté quelque chose.
À chaque Saint-Nicolas et Noël, jusqu’à peu près mes 10 ans, je me levais le matin, je courais dans le couloir parce que je savais que la grande table à manger du salon était remplie de jouets comme une présentation à la vitrine des magasins, c’était magique !
J’ai longtemps été prête à tous les sacrifices pour perpétrer cet idéal magique pour mes enfants jusqu’à ce que je prenne conscience de la réalité.
Une fois le moment de découverte des cadeaux passé, ma grand-mère retournait à sa télévision. Mon père passait la porte pour traverser la rue et gagner des bières au 4-21.
Et moi, je jouais seule dans un coin du salon.
Nous ne partagions rien finalement, même lors du repas que l’on passait devant le journal.
Pas de câlin, chacun son fauteuil, pas de discussion ou de moment de jeu ensemble.
Juste une avalanche de cadeaux pour apaiser une enfant un peu triste que l’on ne veut pas écouter, pour se faire pardonner de son absence comme un mari infidèle ramène des fleurs à sa femme.
C’était l’apologie de la réponse au manque à être par le manque à avoir.
Ou comment un parent croit répondre aux besoins de présence, d’amour et de sécurité de son enfant par un jouet un quelconque objet, aliment.
Ce n’est pas cela être gâtée, privilégiée.
De cœur à cœur,
Anha🌹